Au moins 1,500 décès causés par le Médiator – sans compter des milliers de personnes handicapées à vie. Une dangerosité niée depuis des décennies par le groupe pharmaceutique Servier. Des pratiques de corruption, de lobbying, de barbouzerie et d’intimidation en tous genres. Et pourtant, le groupe Servier échappe encore, pour l’essentiel, aux sanctions judiciaires. Les derniers mots publics de son fondateur Jacques Servier (décédé en 2014 décoré de la légion d’honneur) disent assez l’impunité dans laquelle il vivait : « on s’en fout du procès ». Si le groupe Servier a finalement été reconnu coupable de « tromperie aggravée », les accusations « d’escroquerie » et de « trafic d’influence » n’ont pas été retenues. Les plaignants ont fait appel, et le procès a repris en janvier 2023. C’est dans ce contexte que les éditions Delcourt publient Médiator – un crime chimiquement pur, dont la lanceuse d’alerte Irène Frachon est co-autrice, aux côtés du journaliste Éric Giacometti et du dessinateur François Duprat. Cette bande dessinée relate avec brio sa longue lutte contre le groupe pharmaceutique, et offre un aperçu édifiant de ses pratiques. Recension.

En mars 2022, le ministère de la Santé accordait une subvention de 800,000 euros au laboratoire Servier, alors que le scandale était encore vif dans l’opinion. Cette décision a été perçue comme un affront par les victimes du Médiator, au point que le gouvernement a rapidement fait marche-arrière. La complaisance des autorités – politiques, sanitaires, judiciaires – à l’égard du groupe pharmaceutique est l’un des fils rouges de la bande dessinée.

Quand la neuvième fortune du pays parlait à l’oreille des ministres : autopsie de l’hydre Médiator

La grande force de Médiator – un crime chimiquement pur, réside dans le travail d’investigation mené par le journaliste et scénariste Éric Giacometti. Loin d’être le simple récit du combat d’Irène Frachon contre la firme, il s’agit d’une autopsie de son fonctionnement, de ses stratégies commerciales, de ses pratiques de lobbying, que les protagonistes découvrent avec stupeur. La narration transite ainsi avec une fluidité entre l’enquête d’Irène Frachon – que l’on suit pas à pas -, des tranches de vie des victimes du médicament – dépeintes avec sensibilité – et des anecdotes mettant en lumière la genèse de l’entreprise Servier et la consécration de son fondateur.

Si Jacques Servier aimait à se dépeindre en self-made man, cette bande dessintée rappelle ce qu’il doit aux institutions étatiques, avec lesquelles il entretenait des liens étroits, et à la classe politique, à l’égard de laquelle il n’a pas ménagé les opérations de séduction. La remise de la légion d’honneur par Nicolas Sarkozy n’est que le couronnement d’une vie dédiée à tisser des réseaux tentaculaires au sein du pouvoir. On découvre qu’il avait coutume d’accueillir les ministres de la santé successifs dans son hôtel particulier, dont le salon était devenu un haut lieu de rencontre entre dirigeants politiques, investisseurs et figures de proue du monde médical. Le nom donné à ce huis clos ? Cercle Hippocrate.

Simone Weil, Roselyne Bachelot, Philippe Douste-Blazy, Bernard Kouchner s’y sont rendus, ainsi que l’ancien premier ministre Laurent Fabius. Entre les cocktails et les dorures, les hommes de main de Servier s’affairaient à rédiger des fiches sur les assistants et collaborateurs des invités, afin d’optimiser les opérations d’influence de l’entreprise. Si l’amitié entre Nicolas Sarkozy et Jacques Servier a fait les gros titres, celui-ci entretenait les relations les plus cordiales du monde avec l’opposition socialiste. Alors que Lionel Jospin gouvernait la France, il avait recruté Henri Mallet, ancien ministre de la Justice de François Mitterrand, comme responsable des « questions communautaires et internationales » de son entreprise. En dix ans, celui-ci aura perçu plus de trois millions d’euros au service de l’entreprise. Dans le même temps, le docteur Michel Hanoun, responsable des questions de santé au sein de l’UMP, travaillait comme consultant auprès de Servier…

C’est à cette pieuvre qu’Irène Frachon s’est heurtée, découvrant peu à peu la dangerosité de l’anorexigène (médicament coupe-faim) Médiator…

Enquête de fourmi et obstacles institutionnels

Des douleurs inexpliquées, des valves pulmonaires détruites, des décès subits de personnes en bonne santé. Et une consommation régulière de Médiator. C’est face à cette étrange corrélation, confrontée à des patients présentant les mêmes symptômes, que la pneumologue bretonne décide de mener l’enquête. Le peu d’indices dont elle disposait rend, a posteriori, cette entreprise admirable : le Médiator était alors agréé et remboursé par la sécurité sociale ; les revues spécialisées n’indiquaient rien de la dangerosité du médicament ; l’entreprise avait alors bonne presse, et sa proximité avec les autorités semblait attester la licéité de ses pratiques. Il faut dire que les instituts de recherche médicale les plus prestigieux – de l’institut Curie à l’INSERM – étaient alors partenaires de Servier…

Irène Frachon se demande si le Médiator ne provoquerait pas des effets analogues à ceux de l’Isoméride. Cet autre médicament coupe-faim, vendu précédemment par la même entreprise Servier, avait été interdit en France et aux États-Unis. Il avait été reconnu responsable de la destruction de centaines de valves pulmonaires, entraînant la mort par asphyxie. L’entreprise avait alors plaidé l’ignorance. La similitude entre les effets de l’Isoméride sur les valves pulmonaires, et ceux qu’Irène Frachon observe sur ses patients consommateurs de Médiator l’interpelle. Contactée, l’entreprise est catégorique : les deux médicaments, pour être produits par l’entreprise et avoir les mêmes anorexigènes, sont de nature différente.

C’est l’accès à un obscur document, transmis par Servier à l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) – qu’Irène Frachon a pu obtenir par l’entremise d’une amie – qui va permettre au scandale de naître. En se renseignant sur les obscures métabolites[1] que génère la prise du Médiator mentionnées dans le document, elle découvre que l’une d’entre elles (8585) est hautement dangereuse pour les valves pulmonaires, et génère les mêmes effets que l’Isoméride.

C’est un parcours du combattant qu’entreprend alors Irène Frachon pour alerter les autorités, irritée par la lenteur des procédures alors que le Médiator demeure plus massivement commercialisé que jamais. L’ANSM multiplie les manœuvres dilatoires. Si ses épidémiologues se prononcent rapidemen en faveur de l’interdiction du médicament, il n’en est pas de même pour la direction. À une écrasante majorité (seize voix contre deux, et deux abstentions), elle décide de laisser le médicament sur le marché.

Pour faire éclater le scandale, Irène Frachon a dû compter sur l’aide d’Alain Weill, un complice au sein de l’ANSM, qui a mené une étude établissant la dangerosité du médicament, puis secoué l’agence et dénoncé sa direction. Le médicament est alors interdit. Mais l’affaire est étouffée, et la presse ignore la décision de l’ANSM. Le scandale mettra du temps à éclater. Même lorsqu’Irène Frachon publie un livre aux éditions Dialogues et subit la censure de Servier (qui avait attaqué la maison d’édition en justice et obtenu gain de cause), les quotidiens demeurent essentiellement silencieux. C’est finalement l’activisme d’un député de Haute-Garonne, Gérard Bapt, qui permettra de décloisonner l’affaire. Il commandite une commission d’enquête sur l’ANSM pour établir le nombre de décès causés par Médiator. L’agence traîne des pieds, et c’est finalement la complicité du même Alain Weill qui lui permettra d’obtenir les chiffres qu’il recherchait : entre 500 et 1200 victimes établies (chiffre plus tard réévalué à la hausse, avec 1500 victimes comme estimation la plus faible). L’influence du député aidant, la presse s’empare enfin de l’affaire, et Irène Frachon devient la personnalité médiatique que l’on connaît aujourd’hui. A posteriori, comme le rappelle la bande dessinée, on découvrira que le directeur de l’ASNM était lié à Jacques Servier…

L’éclosion du scandale, on le voit, n’était pas couru d’avance !

Le marketing du poison

L’Isoméride et le Médiator sont deux anorexigènes. Le poison qu’ils contiennent, dénommé norfentfluramine, abîme les valves pulmonaires et possède un puissant effet coupe-faim. Parfaitement au fait de sa nocivité, les dirigeants de l’entreprise ont fermé les yeux – et déployé une armée de lobbyistes destinée à convaincre l’opinion de l’innocuité de l’Isoméride puis du Médiator.

Derrière ce business macabre, on trouve une stratégie de marketing parfaitement rodée. L’entreprise Servier a surfé sur l’accroissement de l’obésité dans les pays occidentaux, et axé sa communication sur les jeunes femmes désireuses de perdre quelques kilogrammes. La bande dessinée nous immerge avec une grande subtilité dans ce business de la minceur.

Si l’on devait absolument apporter une nuance critique à l’oeuvre d’Irène Frachon, Éric Giacometti et François Duprat, elle porterait sur son éloge appuyé de la presse française, dont les auteurs rappellent à juste titre qu’elle a permis à l’affaire d’éclater. Il n’est pourtant pas interdit d’interroger son traitement ordinaire des « affaires » de corruption, sans hiérarchisation entre les « petites » et les « grosses », sur un mode sensationnaliste, avec un abandon croissant du travail au long cours et de l’enquête. C’est très précisément un travail d’enquête journalistique qu’a menée Irène Frachon, et qui se fait rare – non à cause des journalistes eux-mêmes, mais du système médiatique tel qu’il existe. Les journalistes invités au colloque organisé par Ethics Generation, rappelaient fort justement que les économies effectuées dans les services Enquête, la précarisation croissante des journalistes, la dépendance des quotidiens au buzz permanent – sans parler de l’influence des puissances d’argent – rendaient la tâche ardue pour les enquêteurs.

Ce dernier point n’enlève rien à la qualité de la bande dessinée. L’alliage parfait entre densité du fond et efficacité de la forme a été trouvé ; le récit est nerveux sans rien sacrifier à l’exigence du détail, l’exposition du système Servier est foisonnante sans être labyrinthique. On en ressort avec une vision panoramique du pouvoir de l’entreprise – et on ne peut que partager l’impatience et la rage d’Irène Frachon face à un procès qui ne s’annonce pas gagné d’avance…

Note :

[1] Les métabolites sont des molécules générées par l’absorption de celles contenues dans le médicament.

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