Patrick Radden Keefe
Septembre 2022

L’Empire de la Douleur est avant tout l’histoire d’une famille américaine, les Sackler. Ce patronyme connu aux Etats-Unis pour son intense activité philanthropique devient au fil des pages synonyme d’inquiétude pour le lecteur : l’image de généreux mécènes, collectionneurs d’arts faisant don de leurs collections à des musées du monde entier, se fissure à mesure que se succèdent les chapitres. Et le livre nous amène progressivement, de sinistres découvertes en analyses impitoyables, à retirer une partie du voile pour découvrir les sinistres agissements de cette famille ayant bâti sa fortune sur un véritable crime de masse.
S’appuyant sur deux décennies de couverture médiatique, ainsi que sur ses propres recherches et interviews, Patrick Radden Keefe dépeint une famille qui a amassé des milliards et des milliards de dollars grâce à la production puis à la commercialisation d’un médicament nommé OxyContin. Médicament qui a conduit à la mort de centaines de milliers de personnes.
Une affaire de famille
Au début, donc, était une famille. Ou plutôt une fratrie. Arthur, Mortimer et Raymond Sackler sont trois enfants d’immigrants juifs venus de Galice et de Pologne, qui grandissent dans le Brooklyn des années 1930. Les trois frères étudient la médecine, puis travaillent ensemble au Creedmoor Psychiatric Center du Queens. Ils sont souvent cités comme des pionniers des techniques de médication ayant permis de mettre fin à la pratique courante des lobotomies, et sont aussi considérés comme les premiers à avoir lutté pour mettre fin à la ségrégation raciale des banques de sang.
Mais c’est Arthur, né en 1914, aussi surdoué qu’agité, qui prend ses jeunes frères sous son aile et entreprend de faire la fortune initiale de la famille – en empruntant quand il le juge des chemins de traverse, se défiant des normes éthiques comme financières. Une success-story très actuelle par bien de ses aspects. En 1952, les trois frères achètent une petite société pharmaceutique, Purdue-Frederick. Raymond et Mortimer la dirigent, tandis qu’Arthur, le frère aîné et patriarche, devient un pionnier de la publicité médicale. Il rejoint puis rachète William Douglas McAdams Inc., pour développer un juteux business : Arthur Sackler imagine des campagnes s’adressant directement aux médecins, stipendiant les plus talentueux pour promouvoir les produits de Purdue.
Malgré les nombreux conflits d’intérêts qui découlent de ses pratiques discutables, Arthur a pu garder ses affaires sous contrôle en laissant ses frères, amis et ex-femme apparaître comme les figures publiques de leurs diverses entreprises. Alors que l’aîné commence à amasser sa fortune, lui et ses jeunes frères décident d’une stratégie qui va durablement marquer leur image : ils offrent d’importantes contributions philanthropiques, finançant musées et bourses d’études. Le temps finit par faire son œuvre et éloigne les trois frères. En 1987, à la mort d’Arthur, son héritage est divisé entre plusieurs personnes, dont ses frères, sa femme, une ex-femme et ses quatre enfants. Les tensions autour de cet héritage poussent finalement ses enfants à vendre leurs parts dans Purdue Frederick, une petite entreprise de fabrication de médicaments, à Mortimer et Raymond Sackler, qui la transforment en Purdue Pharma, avec d’immenses ambitions. L’histoire commence alors vraiment.

Anatomie d’un crime de masse
Rapidement, Mortimer et Raymond Sackler investissent dans un marché porteur : la recherche sur les opioïdes, alors en plein développement. Leur investissement se révèle plus que rentable. En 1996, Purdue Pharma lance l’OxyContin, une nouvelle version de l’oxycodone à libération lente, sur une longue période. Inventée pour la première fois en 1916 et vendue sous le nom d’Eukodal, l’opioïde connu sous le nom scientifique d’oxycodone avait été retiré du marché en 1990 en raison des problèmes de dépendance qu’il engendrait. Après que Mortimer et Raymond Sackler aient rejoint le conseil d’administration de Purdue, la famille commence à déployer une stratégie de vente de l’oxycodone articulant les techniques mises au point par Arthur, afin d’influencer les politiciens, les représentants du gouvernement et les médecins, dans le but de pouvoir légalement faire commerce de leur pilule magique. Avec un succès immédiat. L’OxyContin s’arrache.
Seulement voilà, le médicament miracle entraîne de sérieux problèmes de dépendance. Les utilisateurs développent rapidement un comportement addictif. Avec des conséquences dramatiques : depuis 1999, quelque 500 000 Américains sont morts d’overdoses liées aux opioïdes. Des millions d’autres sont devenus dépendants et voient leur vie détruite. Cette crise sanitaire majeure émerge peu à peu aux yeux du public, sous le nom de « crise des opioïdes » ou « d’épidémie des opioïdes ». Un drame dont les Etats-Unis ne sont, aujourd’hui, toujours pas sortis.
Et durant toutes ces années, la réaction de la famille Sackler varie entre le déni et la victimisation. Sans considération pour les victimes dont le nombre grandit de jour en jour. Leur position officielle : si des personnes développent des comportements addictifs, c’est qu’il s’agit déjà de drogués, de toxicomanes, de junkies cherchant leur dose. Or, par un cruel retournement des choses, le manque d’OxyContin conduit justement de nombreux usagers à sombrer par la suite dans l’héroïne. Car en 2010, la société abandonne sa version initiale du médicament au profit d’une version impossible à écraser. Ce changement entraîne une baisse de 25% des ventes, et une augmentation de la consommation d’héroïne, causée par l’abus d’opioïdes. Alors que les poursuites judiciaires commencent à s’accumuler contre Purdue, la famille Sackler tente de couper tous les liens publics et financiers pouvant la lier à ces produits. Tous les Sackler refusent les interviews dans les médias, tout en s’octroyant d’énormes bonus financiers.
Ainsi, même lorsque les Sackler ont finalement toutes les informations en main témoignant de la nocivité de leur produit et du nombre de victimes, ils poursuivent leur route sans endosser la plus petite part de responsabilité, ni montrer les moindres signes de sympathie ou de remords. Le livre de Keefe raconte un cas particulièrement terrible: lorsque le président de Purdue de l’époque, Richard Sackler, reçoit par e-mail un rapport faisant état de 59 décès liés à l’OxyContin dans un seul État américain, il rétorque : « Ce n’est pas si mal. Cela aurait pu être bien pire. » Accablante preuve de culpabilité alors que les morts s’accumulent.
Depuis leurs somptueuses résidences, les Sackler s’intéressent bien peu à ces futiles détails. En faisant la promotion agressive de l’OxyContin, leur société, Purdue Pharma, inaugure un nouveau paradigme : les médecins commencent à prescrire régulièrement et massivement ces narcotiques puissants, dangereusement addictifs. Ces nouveaux marchés rendent les Sackler fabuleusement riches. Selon le témoignage d’un expert comparaissant devant un tribunal, ils récoltent alors quelques 13 milliards de dollars…
Des méthodes et des sommes qui ne sont pas sans rappeler les grands barons de la drogue. Car Keefe est venu à son sujet d’une manière détournée : faisant à l’origine des reportages sur les cartels de la drogue mexicains, il note leur dépendance croissante à l’égard des ventes d’héroïne – une évolution étroitement liée, comme nous l’avons vu, à l’augmentation exponentielle de la consommation d’opioïdes sur ordonnance. Ainsi il s’avère que l’analogie avec le trafic de stupéfiants est pertinente. Il existe des parallèles évidents entre les cartels que la série Narcos nous a rendus si familiers, et la famille Sackler avec Purdue. Comme les barons de la drogue du Sinaloa, les Sackler ont utilisé leur argent pour persuader un ensemble d’acteurs d’accepter leur offre – de l’agent de la puissante Food and Drug Administration qui se voit proposer un emploi à 400 000 $ par an chez Purdue, à peine un an après avoir approuvé OxyContin, à l’ancien avocat américain, ancien lanceur d’alerte opposé au médicament, qui devient consultant de l’entreprise après avoir quitté ses fonctions… Et tout comme El Chapo, les Sackler n’ont pas hésité à recourir à l’intimidation voire à la menace pour réduire aux silences ceux et celles qu’ils ne pouvaient s’acheter. Jusqu’à l’auteur lui-même, dont la maison est l’objet d’étranges attentions en 2020, tel cet homme – sans doute un détective privé – repéré en train de la surveiller depuis sa voiture.

Au bout du tunnel, l’impunité
Finalement, la principale différence entre les criminels mexicains et les Sackler est peut-être leur fin. Les grands narcos finissent pour la plupart derrière les barreaux d’une prison américaine, quand ils ne connaissent pas une mort violente. De leur côté, les membres de la famille Sackler évitent systématiquement la case prison. Mieux : ils prospèrent. Cette impunité révoltante, comparée à l’énoncé précis de leurs agissements, est peut-être le principal atout de l’Empire de la Douleur. A défaut de menacer directement cet empire, l’ouvrage de Keefe s’attaque à son bien aujourd’hui le plus précieux après la vie et l’argent : sa réputation.
Voilà pour cette terrible famille. Mais il ne s’agit pas pour autant de se contenter d’utiliser ce cas pour mettre en accusation un unique groupe d’individus liés par les liens du sang. Non, le mal est malheureusement plus profond. Permettons-nous une montée en généralité : loin d’être un mouton noir isolé, la famille Sackler illustre un système où le capitalisme le plus débridé génère des profits démentiels en détruisant littéralement des centaines de milliers de vies.
Car par la suite, d’autres sociétés pharmaceutiques ont suivi l’exemple en développant leurs gammes d’opioïdes malgré les dangers d’abus. Et les responsables gouvernementaux de la FDA, des tribunaux, de l’agence antidrogue et d’ailleurs ont laissé les Sackler et d’autres s’en tirer par de fausses déclarations et en augmentant même leur volume de ventes, au prix de tant et tant de vies. L’un des aspects les plus accablants documenté dans cet ouvrage est la façon dont la fortune des Sackler leur a permis d’embaucher des avocats et des consultants à prix d’or et même d’employer leurs contacts politiques pour couvrir leurs méfaits. Notamment en réduisant la portée de ceux-ci.
Effectivement, les Sackler ont utilisé tout leur argent, leur pouvoir et leurs relations à des fins égoïstes, sans considération pour les dommages engendrés. Mais ils ne sont pas un cas isolé. Keefe raconte l’histoire d’une famille. Au-delà, c’est toute celle de l’industrie pharmaceutique de notre époque qui reste à écrire. Chef-d’œuvre d’investigation et de narration, L’Empire de la Douleur dresse un portrait inquiétant non des victimes mais des acteurs de la crise des opioïdes qui empoisonne depuis plusieurs décennies l’Amérique. Cette étude rigoureuse de l’impunité dont bénéficie l’élite économique, qui construit l’une des grandes fortunes au monde sur l’addiction et la souffrance qu’elle génère, est à mettre entre toutes les mains : il s’agit d’un enjeu démocratique comme sanitaire majeur, aux Etats-Unis comme en France.

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